Presque-rien, Je ne sais quoi

Légende
Aventures de HAB - Lettre à Bruno Latour
le 31/01/2011 0:36
Citation :
<span>En guise d'introduction</span> : Dernier étage de la bibliothèque des sciences humaines de l'ULB, séminaire de philosophie, Mme. Isabelle Stengers nous expose son « projet » pour ce cours, un cours qui sera « expérimental ». On va y lire Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence, de Bruno Latour. Ce titre annonce déjà que l'on se trouve devant un projet ambitieux, inscrit dans le temps, notre temps. Après l'avoir entendu, je me suis dit : « Oh! Ça va être du lourd, ça... un truc métaphysique de Latour... ça promet... ». Ce qui suit se veut une tentative d'exposition de certaines de mes réflexions à propos de votre prochain dernier ouvrage. Ne vous étonnez pas si la forme vous semble parfois décousue ; je pense que la spontanéité, la sincérité et une certaine dose de liberté formelle est préférable à mots figés dans la gangue d'une forme fixe. Surtout s'il s'agit de rendre compte de réactions et de pensées, elles-mêmes parfois décousues.



<span>À chaud ; quelques considérations « générales » et éléments de contexte</span> : D'abord, il y a votre présence personnelle, insistante, se propageant, s'insinuant partout, dans les moindres interstices de votre texte, donnant une direction au texte ou, pour le dire autrement, précisant ses vecteurs de sens en leurs orientations respectives. Comme assez rarement, le recouvrement partiel du propos par cette présence, forte, nécessaire, assumée, courageuse en somme, est ici une clef de lecture supplémentaire et pertinente, une aide bienvenue à la compréhension – pour cela, je vous suis reconnaissant ; cet investissement total, cette impression d'abandon au travail, c'est beau en philosophie, et éclairant quant au texte auquel il s'applique. Je dirais même que c'est rafraîchissant ; dans la mesure où, dans le cadre de mes études, j'ai rarement eu la chance de lire un livre où vibre si fort la fibre toute personnelle de son auteur, et où cette vibration est si vitale.



On sent bien, d'emblée, qu'il s'agit ici d'un ouvrage profondément personnel, et produit dans une certaine urgence. Car il se pourrait bien qu'il soit déjà trop tard. Car la tâche pouvait aussi, à juste titre, être décrite comme fondamentalement impossible, à la limite de l'impensable – vouloir refaire quelque chose comme une ontologie générale de ce à quoi tiennent ceux qui, de plus en plus fréquemment , sont dits et se sont eux-mêmes dits ne tenir à rien et en plein XXIième siècle, c'est un beau défi. Les plus cyniques diront sans doute que c'est parce que vous être trop vieux pour le terrain et n'avez par conséquent plus rien à faire que d'écrire de la métaphysique, avec un regard entendu et un ton quelque peu méprisant. Mais non, ceux-là ne voudront pas prendre la peine de comprendre...



Votre traitement de la problématique des modes d'existence (et de leur présentation, et de ce qui doit les abriter, etc...) est, sans vouloir paraître obséquieux, très intéressant et recèle de nombreuses idées qui interpellent, des idées neuves, qui demandent que l'on prennent position par rapport à elles, que la pensée se ré-active ; la philosophie a bien besoin en ces temps où des problématiques (relativement) stériles l'occupent et où elle se préoccupe sans doute beaucoup trop des effets de mode d'un auteur tel que vous, qui ré-ancre puissamment le discours de la Philosophie dans le monde qui l'a vu naître, croître, et, finalement, décliner, s'atrophier, si l'on veut bien m'excuser d'employer la métaphore organique. J'ajouterais que la grande force d'engagement que vous transmettez à votre prose et à votre style renforce du même coup la pertinence de l'exposition de vos modes d'être, des institutions qui doivent les recueillir, etc. ; ceux-ci s'animent sous votre plume, ou, plutôt, sous vos doigts rencontrant le clavier d'un ordinateur et à l'écran de celui-ci, et leur donne une saveur et un charme qui aurait été tout à fait différent sinon – je dirais moins excitant, moins piquant, moins polémique aussi peut-être. En somme, c'est, selon moi, de la grande philosophie, authentique et vraie. En cela, il est tout à mon honneur d'avoir pu lire ce tirage d'Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence avant sa parution et sa probable consécration.



Pourtant, loin de moi l'idée, à la base, d'être élogieux ou obséquieux à votre égard. Pour être tout à fait franc, je n'avais pas tout à fait que des a prioris positifs à l'idée d'être confronté au prochain ouvrage de M. Bruno Latour, qui plus est à ce qui nous a été présenté comme son grand œuvre, le magnum opus couronnant une belle carrière, l'achèvement de la quête commencée, sur le terrain, il y a de cela bien vingt-cinq années : en quelque sorte, j'avais l'impression que Mme. Isabelle Stengers nous faisait l'insigne honneur de nous donner à voir le Graal de Latour en avant-première. Et, comme vous n'êtes pas sans le savoir, un Graal, comme toute chose, c'est fragile, pour vous emprunter la formule, « ça ne va pas de soi » ; enfin, c'est aussi intimidant, dans la mesure où l'approcher, tenter de le saisir, avec de mauvais outils ne servirait à rien d'autre qu'à le faire se briser. Or, un Graal, c'est précieux, on y tient.



C'est donc avec une appréhension certaine que les premiers chapitres de votre Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence se sont portés à mon regard, à ma lecture, appréhension qui ne s'est dissipée vraiment qu'au fur et à mesure de la lecture et, surtout, des séances de séminaire où nous nous sommes penchés sur votre texte.



Je dois vous avouer que, passé cette espèce de respect ou de crainte religieuse, il me restait néanmoins une autre première impression, celle-là moins liée à votre texte, mais à la figure de Bruno Latour, l'auteur, l'intellectuel. Je ne vous voyais pas vraiment comme un philosophe « métaphysicien », féru d'ontologie, et soucieux de redonner à l'être (aux êtres, maintenant je sais) une certaine dignité ontologique sérieuse ; de Bruno Latour en réalité je ne voyais plutôt que la face sociologue, voire même sociologue des sciences. Pas que vos travaux dans cette veine soient inintéressants, loin de là, mais, à mon avis, vous auriez pu (peut-être du, même) faire votre coming out philosophique plus tôt, car c'est sous ce jour que s'exprime le mieux votre pensée (enfin, pour moi).



J'aurais préféré être en désaccord avec le contenu de votre livre, cela aurait au moins eu l'avantage de faciliter l'écriture de cette lettre, qui aurait pu être une critique féroce et virulente de vos idées. Mais il se fait que je suis plutôt dans l'ensemble en accord avec votre Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence, et que par conséquent mes critiques se feront plutôt discrètes, limitées à des aspects très ponctuels de ce qu'il faut bien appeler votre « théorie ». En fait, il m'a fallu un peu de temps pour être à l'aise avec l'idée que j'appréciais véritablement votre texte. Enfin, soyez tout de même rassuré : il a beaucoup de choses à discuter à propos de cet ouvrage, seulement, il y a peu de choses à critiquer. Je serais donc assez bref, et, bien évidemment, je vais me limiter à ce qui m'a le plus interpellé, c'est-à-dire en bonne partie au chapitre 9, Apprendre à respecter les apparences.



<span>Apparence(s), essence(s) – HAB</span> : En un premier temps, je vais m'attacher à discuter, en forme de « commentaire », quelques parties de cet impressionnant chapitre 9, en essayant de rester assez près du texte. D'abord, je dirais que le thème de l'apparence, prise en un sens positif et non pas en tant que trompeuse, est resté trop peu traité en règle générale en philosophie. Je ne connais guère que Vladimir Jankélévitch qui aie développé une réflexion philosophique importante sur l'apparence et l'essence – en deux mots : les apparences permettent « d'accéder » à l'essence et l'essence, d'une certaine manière, se « donne » déjà dans les apparences (cela étant, Jankélévitch développait ces réflexions dans un tout autre cadre que le vôtre, il n'avait pas d'intention diplomatique). Bref, trop souvent, dans la continuation d'une certaine skiagraphie platonicienne qui fait basculer irrémédiablement les apparences dans le registre du faux, du mauvais, les philosophes parlant de l'apparence lui opposent l'essence, qui devrait, elle, être constitutivement dans le bon et la vérité.



C'était donc avec une certaine joie que je découvrais ce chapitre, cette prise au sérieux des apparences, prise au sérieux aussi de l'action dans son sens le plus quotidien, débarrassée d'un poids éthique/moral qui tend à prendre le pas pour certains auteurs sur l'aspect purement effectif de celle-ci. L'action, pour elle-même, sans pré-juger qu'elle fait signe vers le domaine moral, ou qu'elle révèle l’irrationalité des acteurs, ou que sais-je encore..., dans sa dimension la plus terre-à-terre, la plus habituelle.



Ce qui m'a frappé le plus, c'est que l'essence est ce qui se trouve associée aux apparences – dans l'habitude d'un faire, les apparences sont ce qui fait signe vers l'essence. Comme vous le dites bien, le problème est que, depuis la (petite) bifurcation socratique (je crois que Whitehead ne serait pas opposé à cet emploi de bifurcation), on a oublié les êtres – ou plutôt, on n'accepte plus de les considérer autrement que sous le mode de la connaissance « étroite », alors que chaque mode d'existence demande à être reconnu grâce à son propre langage. Cependant, s'arrêter à ce constat, ç'aurait été bêtement post-moderne : l'idée de prise au sérieux, que ce soit à propos des êtres ou des personnes, doit forcément inclure Socrate, sinon on retombe bien vite dans le travers de ce qu'on peut nommer la haine du peuple, haïr le &#948;&#8134;&#956;&#959;&#962; ou en haïr une partie en la personne de Socrate quant à la question de l'essence, c'est lui interdire la re-présentation sur l'agora, en faire un paria inutile. Or, à cette question « qu'est-ce que c'est que? », on y tient fermement, enfin, plutôt à la réponse d'ailleurs. Cela je ne sais pas si votre texte le fait ressortir de manière suffisamment claire.



On peut avoir l'impression que réhabiliter l'essence sous l'angle de son mode d'existence c'est mettre au placard la « vieille » notion d'essence, et, par conséquent, s'écarter du sens commun et d'un bien parler qui ne doit pas perdre de vue la reconnaissance de cet être sur l'agora par ceux que cela concerne, ici, tout le monde. Peut-être vous faudrait-il préciser quelque peu, au tout début du chapitre, que HAB ne se veut pas le « remplaçant » de cette bonne vieille « essence » et de ces « apparences » qui régissent, en grande partie, nos vies, nos cours d'actions, que l'habitude ne veut pas se substituer à la polysémie des raisons de nos actes, qu'elle n'est pas situé dans notre rapport en tant que sujet à notre environnement... En deux mots, qu'elle est mode d'existence, dont on reconnaît l'être à son sillage, selon votre belle image.



Donc, HAB, « le plus important, le plus répandu, le plus indispensable des modes d'existence... celui qui occupe quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos vies », ce mode d'existence sans lequel l'action ne serait possible, « sans lequel nous ne pourrions pas exister, obsédés que nous serions par l'évitement des erreurs de catégorie » est aussi celui qui a la particularité d'omettre les prépositions, de les voiler. Là, j'ai sourcillé un peu, quand même. Bien sûr, il faut cheminer dans le direction que PRE propose, il faut que le vecteur s'actualise, que l'orientation soit suivie, utilisée, sans quoi PRE ne servirait qu'à empêcher la possibilité même de l'action, de la pensée, etc... mais je ne voyais pas trop en quoi l'omission de la préposition était liée plus fortement à HAB qu'à, par exemple, TEC.



Je me disais, suivant une formule de Mme. Stengers, que l'adverbe était ce qui importe, et, entre techniquement et habituellement, je ne voyais pas facilement où était la différence ontologique ; alors qu'entre juridiquement et habituellement, cela me semblait, bien naïvement, beaucoup plus simple. Mais c'est que j'avais perdu de vue la question de l'emploi, et votre exemple livresque m'a apporté la réponse : il ne faut pas s'arrêter à l'indication « roman » ou « document », mais toujours la garder en tête, sinon on se trompe sur l'usage correct de l'objet que l'on a en main. Ce qui est encore plus fort, c'est que la préposition oriente tout en laissant toute la souplesse possible à ce qu'elle oriente; ce qui pré-pose en effet l'immense majorité de nos cours d'actions n'a encore rien dit sur le « contenu » de ceux-ci. Quel bel outil conceptuel vous avez développé !



J'en étais donc à me dire que HAB permettait de rendre compte des choses qui se font habituellement, qui ne semblent pas payer le prix de leur subsistance... Mais tout ce qui existe doit bien payer le prix ontologique de cette existence, toute existence étant, comme vous le dites très justement, endurance (avec l'emphase sur la part chronologique du terme), et donc maintien de soi à travers le temps, ou reprise inspirée de soi, métamorphose fidèle. Votre idée de l'effet d'immanence, induit par l'habitude, permet donc, alors, de comprendre comment passe ce qui semble aller de soi, ce qui advient, se déroule et devient passé sous le mode de l'adverbe habituellement – cet effet d'immanence est en quelque sorte la garantie de l'efficacité de HAB à passer, à lisser (pour reprendre votre mot) l'expérience. Il y a mise à plat des micro-transcendances qui arrivent presque à notre insu. Tout tient dans ce presque, dans cet effet d'immanence, dans cette omission subtile de PRE.



Si j'ai bien compris, c'est de là que vient cette espèce de petite bifurcation qui faisait dire déjà à Platon que l'apparence cache l'essence, qui fait qu'en règle générale tant de philosophes sont tombés dans le panneau de chercher derrière l'apparence fausse l'essence vraie, et que tant de philosophes n'ont pas jugés utile de parler philosophiquement de l'habitude, parce qu'elle ne semble s'intéresser qu'à la surface des choses, et que cette surface, c'était là où l'on localisait l'apparence, et que l'essence, i.e. ce qu'il fallait trouver, ne pouvait que se trouver sous cette première couche de réalité, en profondeur. Mais, après Whitehead, Bergson, James, et, d'un autre côté la physique contemporaine et ses hypothèses étranges, il faut bien reconnaître que le continu est construit de discontinu. L'efficacité pratique de l'habitude, dans son omission des prépositions, c'est que, justement, omission n'est ni oubli ni voilement à proprement parler, mais simplement possibilité de reprise ; jamais on n'oublie tout à fait le fil rouge de l'expérience, aussi ténu soit-il (à moins de commettre l'erreur, justement, de l'oublier pour de vrai, et de verser dans la routine ou l'automatisme), toujours il reste présent, en sous-main. Il y a une veille perpétuelle nous permettant de reprendre en manuel, et dans la reprise se loge le hiatus, le saut.



Par contre, ici, quelque chose continue de me perturber un peu : la définition des essences par le biais de HAB. Certes, qu'un monde composé uniquement de discontinuités soit insupportable, c'est une idée qui se défend, mais, pour autant, est-ce que les essences ne pourraient être définies autrement ? Disons que de définir les essences en tant que « continuités qui apparaissent durables et stables parce que leurs « solutions de continuité » sont omises tout en étant « soulignables » et « rappelables » à tout moment », ça me donne à penser que, dès lors, l'essence est un « morceau de base » du monde, au même titre que RES ou PRE ou les autres modes d'existence, tout en n'étant défini que par le fait qu'il existe en voilant ce qui le fait exister ; dit autrement, ça me donne l'impression que le type d'existant « essence » peut se retrouver dans tous les autres modes.



Par exemple (permettez-moi d'utiliser votre exemple), pour HAB/TRA, le « ça roule » serait une essence en ce que ce qui le fait tenir est « omis », mais ré-activable (on peut aller mal et en donner les raisons). De même, pour HAB/TEC, où la suite des travaux et des jours basculent d'un TEC vif à HAB. HAB crée des essences, mais surtout des essences peuvent être produites, construites, extraites par HAB à partir de n'importe quel croisement. Enfin, c'est comme ça que je l'ai compris. Et, alors, pour revenir à ce qui me perturbe, c'est que l'essence en devient une catégorie un peu fourre-tout, dans laquelle est recueillie tout ce qui peut croiser HAB et qui réussi son croisement. Le test de l'essence, c'est sa capacité à passer dans l'habitude. C'est, dans tous les cas, une réflexion très originale sur le concept « classique » d'essence, et, encore une fois, l'Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence ne déçoit pas, en ce que votre texte offre, M. Latour, de belles occasions de penser. Mais assez pour la question, assez marginale à vrai dire, de l'essence, et reprenons le cours du texte.



Je n'ai rien à redire sur le mode de véridiction propre à HAB. Tout au plus que je trouve savoureuse l'analogie entre les habitudes sédimentées, mortes, n'étant plus donc que des habitudes fausses, routines ou automatismes, et le pourriel ; la préposition comme adresse IP ; et la philosophie comme anti-spam. Puis, une belle phrase apparaît : « les philosophes de l'être [en tant qu'être] n'ont pas su respecter les apparences. » Là, je ne peux me retenir de mentionner à nouveau le nom de Jankélévitch, qui a su prendre lui aussi au sérieux les apparences, en partie en dialogue avec l’œuvre de Baltasar Gracián, et s'appuyant sur elles (au moins dans Le je-ne-sais-quoi et le Presque-rien) afin de préciser son concept d'essence, mais aussi son concept de charme. On peut à mon avis risquer un certain parallèle ici, car, pour Jankélévitch aussi, les apparences « participent » à l'advenue à l'être des existants, et, partant, par la suite, à leur subsistance. L'image du voile est d'ailleurs présente chez lui aussi, le champ lexical déployé autour de voilement/dévoilement, en lien avec les idées de surface et de profondeur, car il s'agit également d'explorer le rapport entre ce qui existe et ce qui paraît.



D'ailleurs, pour Jankélévitch, ce qui existe, précisément, existe toujours pour la première et la dernière fois – le caractère de semelfactivité de l'être. Cela me rappelle la formule remarquable de Garfinkel que vous citez : « for another first next time »... Une manière de la lire, à l'horizon de la semelfactivité, serait de dire qu'après chaque reprise en manuel, l'habitude est nouvelle, au sens où il s'agit de la même habitude que précédemment mais avec, premièrement le facteur temporel « brut » d'être après la première et, deuxièmement, d'être l'habitude doublée de l'expérience de la reprise en manuelle précédente ; une habitude qui se reprend elle-même, un peu à la manière d'une parole religieuse, se restant donc fidèle, restant efficace. De plus, et l'on peut encore faire un lien avec certaines fort belles pages de Jankélévitch, il ne faut pas pour autant décréter que rien ne nous intéresse dans la profondeur, et qu'elle soit totalement vide, il faut seulement changer l'angle de notre question, et arrêter de chercher quelque chose que l'on ne peut pas y trouver, comme la « recette » de la substance (perdant de vue que la subsistance est ce qui importe).



Vouloir accéder directement à ce qui est dévoilé, c'est pour vous tomber sur des RES et des PRE « purs », desquels on ne peut rien tirer d'intéressant ; et en effet on a bien vu dans le chapitre sur RES que RES donné tout seul, sans clef de lecture, peut nous faire arriver à un dangereux et décevant relativisme, de même que n'avoir que PRE ne permet pas d'avancer dans un cours d'action. La deuxième erreur serait de s'arrêter aux apparences, sans plus chercher « ce dont » elles sont les apparences. Il y a donc deux modèles d'erreurs différents, deux façons de commettre une erreur de catégorie quant à HAB.



Pour ma part, je crois qu'il pourrait y en avoir un troisième : on peut pécher par trop de zèle (cas 1 de tentative d'accès direct) ou par trop de précaution (cas 2), mais on peut aussi pécher en visant au milieu, par excès de tiédeur. Soit on veut percer la « couche » de l'apparence et accéder ainsi au cœur de la chose, à son essence, à sa réalité, et alors on trouve soit RES et sa toile arachnéenne, soit PRE vide en contenu, soit on se résigne et on travaille sur les apparences en tant qu'apparences, mais on peut aussi estimer que l'apparence est l'essence, et inversement. Cette tiédeur intellectuelle, ou paresse, est selon moi différente de votre cas 2 en ce qu'elle rabat l'essence sur l'apparence. On n'arrête pas de chercher ce qui est derrière l'apparence, mais on assume le paradoxe d'être devant une apparence qui soit véritablement elle-même l'essence. Bien sûr, je conviens que cette erreur de visée puisse être ramenée à une variation du deuxième cas.



Le lien entre apparence et préposition apparaît finalement ! C'est un lien complexe que je qualifierai volontiers d'intra-action, parce qu'il ne (pré)suppose pas que les deux « objets » impliqués dans la relation sont opposés, ou en relation directe, mais qu'ils « inter »-agissent l'un l'autre sur l'autre de manière douce. La relation est nécessaire, mais elle ne fait pas violence, comme l'interaction, à un (ou aux deux) termes en présence, il n'y a pas confrontation. L'apparence ne cache rien, si ce n'est que ce rien est la clef de lecture (PRE) qui nous renseigne sur l'orientation de cette apparence, ce rien est donc, pour emprunter un mot à Jankélévitch, un presque-rien, mais un presque-rien, cette PRE qui n'est pas « derrière » l'apparence, c'est bien quelque chose, et quelque chose de très important, c'est, comme je disais plus haut, presque tout. Face à ce paradoxe apparent, Double Clic se sent vraiment très mal... Pourtant, cette relation entre PRE et l'apparence n'est absolument pas opaque, quand on accepte de la considérer autrement qu'avec des outils provenant d'une vision atrophiée de la connaissance. Ce qui est vraiment très beau et qui a touché chez moi une fibre philosophique sensible, c'est cette idée que la pré-position, une fois donnée, doit être suivie tout en étant « oubliée », omise, mais sans jamais oublier la donation de sens « originaire », sinon l'apparence (comme l'habitude) est fausse, car au lieu de voiler, d'omettre, elle oublie et verse dans la mauvaise habitude, la routine, l'automatisme, l'habitude qui, comme vous dites, « rend de plus en plus obtus ».



En tant que mode d'existence, HAB assume donc la tâche de créer les essences, par son effet de lissage des micro-transcendances ; garante de l'immanence elle a le rôle double de rendre compte de l'apparence de substance de ce qui existe sans occulter complètement les passes de REP par lesquelles ce qui existe doit passer. Cette force caractéristique de l'habitude, de permettre de reprendre un cours d'action en manuel, par soi-même, sans être totalement paralysé par un contact avec de l'inconnu, c'est aussi peut-être ce qui « oriente » vers l'erreur de considération de l'apparence qui est pratiquement celle de chaque philosophe depuis Socrate ; sans ce « voilement », on chercherait moins ce qu'il y a « derrière » l'apparence, ou en d'autres termes, le mécanisme qui assure la continuité et qui est donc la source véritable de l'être, la réalité qui sous-tend l'apparaître, la « grosse » transcendance permettant de tout expliquer, etc... L'erreur de catégorie n'est pas à mettre sur le compte d'une irrationalité des Modernes : cette charité traversant votre manuscrit vous honore, à mon avis.



« Sous » la continuité apparemment facile de l'essence, les micro-transcendances sont bel et bien toujours là. La mise à plat opérée par HAB ne les supprime pas – « tout va de soi » si rien ne change et qu'on ne se demande pas comment cela va-t-il de soi ! La continuité est donc fondamentalement trouble, et repose sur de l'hétérogène. L'être de la préposition est différent de celui du cours d'action qui s'en déploie. Il faut arrêter d'avoir peur de cette hétérogénéité ontologique, et embrasser plutôt cette diversité qui rend notre plus vivant, plus habitable. C'est un bel appel à la revitalisation du monde. Deux erreurs encore : soit la piste de la causa sui, de la peur de l’hétérogénéité, soit celle d'un monde derrière ce monde-ci, et toute la machinerie que cela implique, y compris en terme de machinerie de pensée, afin de justifier et d'expliquer les liens entre ce monde-ci et l'autre (car ici, l'hétérogénéité n'est pas « assumée »).



Là où l'attention au sensible qui caractérise votre démarche permet de proposer une version charitable de l'apparence, de l'essence et de l'habitude, ces stratégies soit de la substance auto-posée soit soutenue par un échafaudage pseudo-métaphysique mal construit ne font qu'obscurcir nos descriptions du monde et nous le rendre plus obscur, plus invivable – cela, j'espère sincèrement qu'une majorité de gens sera prêt à le reconnaître. En passant, je trouve que ce parti pris de partir de l'expérience, au sens de ce que vous appelez le deuxième empirisme, prend avec HAB une tournure assez particulière. Dans l'introduction, lorsque vous donnez vos neufs (plus une!) raisons d'écrire cet Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence, la dernière est que vous avez mené l'enquête, personnellement. Or, s'il est vrai que vos travaux et vos publications, sur l'ensemble de votre carrière, vous ont effectivement amenés à être en contact avec TEC via par exemple Aramis, avec REF par votre premier « grand » livre, avec TRA par l'ethnopsychiatrie, avec REL par Jubiler, avec DRO via l'ethnographie du Conseil d'État, etc..., on ne voit pas très bien HAB là-dedans, comment l'étudier de manière exclusive. En même temps, il est vrai que HAB peut s'étudier de manière transversale dans tous les autres modes, mais, voilà, j'avais relevé cette petite différence entre ce mode-ci et la majorité des autres et je tenais à vous le faire remarquer.



<span>Petite incursion hors-texte, et remarques conclusives</span> : Pour terminer, je me permets de vous faire part d'une réflexion qui m'est apparue récemment à propos de votre texte, concernant ce que j’appellerais la problématique du corps propre. Ce corps propre, je le relie à la condition « terrestre » de l'humain, soit-il l'Occidental n'ayant jamais été Moderne, sa dimension d'incarnation dans le monde, le fait qu'il soit un corps dans le monde et une personne, en lien avec ce corps (pour employer l'expression canonique, qui est et qui a un corps, ou encore : corps vivant et vécu). Sous un certain angle, il peut se laisser analyser via ORG et la notion, puissante, de script, mais je ne suis pas certain que le fait d'être un corps soit bien pris en compte par un script, je veux dire que la condition strictement organique, matérielle, de la « condition humaine », est quand même ce qui, d'une certaine manière, conditionne notre accès (ou non-accès) à certains scripts.



Alors, évidemment, le corps pris sous cet angle de corps vivant concerne plutôt REP, et sous l'angle de corps vécu plutôt TRA (et HAB). Cela est cohérent avec votre re-définition des termes de sujet et d'objet, et je ne suis pas en train de vous enjoindre de réintégrer quelque chose comme une subjectivité phénoménologique dans votre texte, mais simplement de vous faire part d'une question qui m'est venue il y a peu de temps. C'est que, me concernant au niveau de mon corps, REP est bien souvent voilé par HAB, mais que cela n'est néanmoins pas toujours le cas. Je songe à des problèmes comme l'anorexie, où TRA se substitue à HAB, et où l'être de la dévoration, relevant du psychisme, festoie sans gêne du corps tout à fait organique, qui est mon corps. On pourrait alors vous poser la question du « rapport » entre la personne qui est victime de TRA et son corps qui le devient lui aussi..., rapport qui semble relever de HAB. Or, s'il y avait bel et bien « rapport » entre quelque chose comme un pôle sujet et un pôle objet dans l'humain, de quelle manière pourrait-on l'exprimer en vos termes ? Je suis conscient ici que je vous pose une question qui va chercher un problème hors de votre texte, mais je ne crois pas que cette objection (du corps propre), je serais le seul à vous la faire, car il est difficile de convaincre que, ce qui compte, après tout, ce n'est peut-être plus l'humain mais le monde, les institutions, les valeurs.



Pour conclure, j'aimerais saluer une fois encore votre vigueur de pensée et votre « véhémence ontologique », le courage de votre parti pris de l'empirisme radical et votre belle charité interprétative à propos de nos erreurs et de nos concepts ou théories ou présupposés occidentaux grossiers, mal découpés par nos outils qui n'avaient pas le tranchant et la précision de vos modes d'existence. Comme je l'ai déjà dit, votre Éloge de la civilisation qui vient. Enquête sur les modes d'existence est un texte que j'ai trouvé très frais, et qui m'a convaincu de sa nécessité. Il ne reste plus qu'à espérer qu'un jour viendra, effectivement, où cette civilisation occidentale enfin moderne, abritant les valeurs auxquelles elle tient dans des instituions finalement bien rebâties et s'étant re-présentée, cette fois-ci sans brutalité et précipitation, au reste du monde, ne sera plus une civilisation à venir mais celle advenue.


(dans le cadre d'un séminaire d'épistémologie)
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cari94
Sexy Sushi,
Ouais,
le 31/01/2011 0:39
vachement intéressant, j'vous conseil vraiment d'le lire !
Fuck shit up

le 31/01/2011 0:49
tldr
Presque-rien, Je ne sais quoi

Légende
DEL
le 31/01/2011 2:34
en fait
Darkent

Nouveau bug dans la matrice
le 31/01/2011 10:25
ton texte a fait disparaitre des balises en haut :D
Outer Spaceways Inc

le 31/01/2011 13:23
Quelle branlette.
Xia
o_O
le 31/01/2011 17:33
Quel branlo
Jag finner inga svar, Finns det några svar?

Légende
le 31/01/2011 19:25
Too Short; Didn't Read!
Presque-rien, Je ne sais quoi

Légende
lol crmape
le 31/01/2011 22:20
pas mal, pas mal
tchess
le 13/02/2011 16:33
"excès de tiédeur". J'aime bien.

C'est si courant...

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